Les courtisans

Publié le par Saturnin

Ils me font rire. Leur servilité feinte ne trompe personne, pas même le plus niais de tous les rapporteurs qui rôdent au milieu de nous, à ma demande. Leur empressement à faire semblant de me servir m’amuse toujours, malgré le temps qui passe. Je n’ose imaginer jusqu’à quelle bassesse je pourrais les amener si l’envie m’en prenais. Peut-être me prendra-t-elle un jour, qui sait ?

Ils se pressent pour être celui ou celle qui m’aura vu le premier le matin, celui qui m’aura vu le dernier le soir, ceux qui mangeront à ma table et aurons ainsi l’occasion d’illustrer leur bassesse pour obtenir une faveur ou un bon mot de ma part. Je ne les distribue pas au hasard, je m’arrange pour qu’à un instant donné, l’un d’entre eux puisse se sentir apprécié. La jalousie que cela suscite chez ses compères m’amuse, et sa chute que j’organise, pour le plus grand plaisir de ses rivaux, bien qu’ils ne sachent pas que tout cela est prémédité, n’en est que plus drôle.

Ils sont mes courtisans. Je les ai choisis comme bon me semblait, certain par pure amitié, mais l’immense majorité ne doit sa place qu’à sa soif de pouvoir toujours plus grande. Certains seraient prêts à me tuer pour s’emparer de ma place. Je le sais, j’ai été à leur place moi aussi. Ils sont là à essayer de me servir au mieux et à se trahir entre eux en permanence. C’est cela qui les rends inoffensifs. Je n’ai même pas à me fatiguer à les diviser pour asseoir mon pouvoir. Leur égoïsme les rend incapable d’une action commune. Et puis, même si certains réussissaient à mettre leur énorme égo de côté, il y en aurait forcément un pour trahir les autres. Je le sais, je l’ai fait quand j’étais à leur place.

Pourtant, ce n’est pas l’envie de rejouer à Brutus et César qui leur manque. Mais autre temps, autres mœurs, l’assassinat violent est passé de mode. Aujourd’hui, on ne tue plus guère que dans les familles siciliennes ayant encore un sens de l’honneur. Dans mon milieu, l’honneur est un concept abstrait derrière lequel on se retranche quand on ne trouve plus d’autres arguments. Quand on fait appel à cette notion, c’est que l’on est déjà mort, virtuellement.

Je suis tout puissant et je ne leur en laisse que les miettes, comme on me l’a fait subir il y a quelques années en arrière.  La seule chose qui ait changé depuis Versailles, ce sont ces fameux rapporteurs. Ils n’existaient pas à l’époque, le peuple n’ayant pas encore découvert les effets addictifs de ce qui s’est appelé l’information. Aujourd’hui, ce n’est plus qu’une forme de bouilli qui ne vaut guère plus que celle que l’on jette au cochon. Mais le peuple aime tellement cela, pourquoi lui donner autre chose ?

Les rapporteurs, eux aussi me mangent dans la main. Quand je pense que certains se vantent de pouvoir faire ou défaire l’avenir de ceux de ma classe. Plusieurs siècles d’histoire se sont déroulés sans qu’ils n’existent. Ils sont accessoires, leur présence ne change rien, elle ne fait que rajouter un élément à ce jeu, mais les règles sont toujours les mêmes quoiqu’ils affirment. Au contraire, ils ne sont que nos affidés, par un habile jeu que la majorité d’entre eux ne soupçonne même pas. Les autres sont tellement persuadés de leur pouvoir qu’ils refusent de l’admettre. Les rares borgnes se sont eux-mêmes crevés l’œil unique qu’il leur restait. Leur présence rend juste les faveurs et les humiliations des disgrâces encore plus cinglantes.

Qui je suis, cela n’a pas d’importance. Je détiens simplement du pouvoir et je traine ces courtisans dans mon sillage, tels des vautours autour d’un animal agonisant.

Publié dans M²G²

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